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Tempérance contre tant d’errances

boucheron_conjuer_la_peurPrendre le temps. Douce injonction de nos vacances. Tempérer. Nécessité historique de garder la tête froide à l’heure où nos esprits s’échauffent. La fameuse fresque politique commandée par les édiles Siennoises à Ambrosio Lorenzetti vers 1338 nous rappelle la gémellité latine de ces deux mots : temps et tempérance. Patrick Boucheron a pris le temps de décrypter cette formidable représentation de l’art de gouverner. Où l’on vérifie la difficulté d’établir la concorde, l’ambivalence des liens unissant les citoyens. Où le lecteur de cet enivrant historien qu’est Patrick Boucheron – récemment monté en chaire au Collège de France-  réalise, médusé,  le degré de maturité politique des représentants de la commune de Sienne. Commanditaires de cet immense discours politique rendu visible en peinture sur les murs habillant leur conseil municipal, ils ne cèdent pas à la facilité de désigner un ennemi extérieur réputé tyrannique mais préfèrent confondre la seigneurie tapie alentour : drapée dans des arguments respectables et séduisants, elle déconsidère au fond les causes communes, les droits civiques et le peuple. L’esprit de ces magistrats préfigure notre démocratie. L’œuvre de Lorenzetti revêt une profonde vérité. La parole individuelle, instantanée, toujours potentiellement démagogique doit concéder du terrain aux images complexes, plus largement aux ouvrages collectifs, à l’urbanité.

 Patrick Boucheron nous dévoile en quoi ce discours s’avère subtil, courageux, nécessaire, actuel !

ZWEIG: un humaniste européen

zweig_ErasmeVoilà un biographe qui vous raconte la vie. Tachycardie garantie. Une palpitation sonne l’écoulement du destin collectif, une autre scande la destinée individuelle précipitée. Stefan ZWEIG écrit l’Histoire des histoires. Il se penche sur les figures historiques avec la précision, la méticulosité d’un chirurgien et l’empathie d’une sage femme. Littéralement, il connait son sujet.

Son sujet, en 1936, deux ans après la parution d’Erasme, c’est l’humanisme combatif. Incarné quZweig_cs_contre_violence_atre siècles plus tôt par un savant audacieux, Castellion. Son combat ? Il le porte contre une figure encore plus détestable que celle de Luther, déjà dépeint comme un Réformateur fanatique dans sa précédente biographie : la figure de Calvin. A la différence d’Erasme, face au père intransigeant du protestantisme, Castellion se dresse d’emblée et sans pusillanimité contre le tyrannique théologien de Genève, rédige le bien nommé « manifeste de la tolérance » ce qui lui vaudra – de la part de Calvin et ses disciples –  les foudres puis les flammes

« Ceux qui savent ne sont pas ceux qui agissent et ceux qui agissent ne sont pas ceux qui savent » observe l’auteur, fasciné de ce que son héros, parce qu’informé, se sente investi. Au point de risquer sa vie. En revanche, il déplore qu’Erasme s’efface devant la violence éruptive de Martin Luther. Ses deux biographies esquissent, en filigrane, le déchirement intime de Zweig face au national socialisme rampant et préfigurent sa destinée : doué de prescience, décrypteur du sens de l’Histoire, receleur de son immense porosité devant les affaires de l’âme mais perclus de la souffrance du monde, il finira par s’anéantir.

SURCHAUFFE : UN COMBAT SOUTERRAIN

naomi_klein_tout_peut_changer_couvTroisième anthologie, dans le prolongement des précédentes, de la journaliste canadienne, mondialement traduite. Troisième coup de butoir (plus de 500 pages) sur le bastion capitaliste. Alors que No Logo (2001) puis la stratégie des chocs (2008) mettaient à mal les marques omnipotentes et le libre échange, tout peut changer épingle l’extractivisme alias notre inclination compulsive à l’exploitation des ressources  (le surconsumérisme, son pendant implicite, n’étant pas le sujet du livre). Naomi Klein fustige les industries fossiles à la fois pour leur responsabilité et leur déni du changement climatique. Lequel change tout*. Le premier changement qu’identifie l’auteure a lieu en elle-même vers 2009 : elle prend alors la mesure du caractère catastrophique et inéluctable du réchauffement climatique. Dés lors, il ne s’agit plus d’aménagements, de réformes ou de mesures en demi-teintes voire esquivées lors des sommets planétaires. Non il s’agit d’endiguer toute affaire cessante l’exploitation de nos (sous) sols et d’inventer le post capitalisme.  Toujours implacable tant il est étayé par une rigoureuse investigation à l’échelle mondiale,  l’ouvrage pilonne les émetteurs de GES, cartographie  des combats locaux, démystifie la géo ingénierie, dénonce compromissions et collusions… assène LA vérité qui dérange : nous devons changer, vraiment, maintenant. Comment ? A cet endroit, les solutions ébauchées par la journaliste altermondialiste, récemment convertie à l’écologie, semblent encore un peu… « vertes ».

*This changes everything, titre original de l’opus.

Carburant de la croissance et grand responsable des émissions de GES, les énergies non renouvelables ont fait l’objet d’une somme magistrale et d’un livre à thèse pour qui veut comprendre l’histoire récente de l’énergie et son ambivalence sur laquelle nous éclaire le mot « power ». Or noir, la grande histoire du pétrole, est le fait du journaliste Matthieu Auzanneau. Il y établit l’intime corrélation entre puissance géopolitique et détention de ressources pétrolières, l’irrésistible ascension de l’industrie la plus influente de tous les temps. Avec Carbon Democracy l’historien Timothy Mitchell propose une lecture iconoclaste de nos révolutions industrielles : si les deux énergies carbonées ont affranchi  l’humanité des contingences de la nature, le charbon, le mode opératoire de son extraction supposant une forte concentration de main d’œuvre, a d’abord façonné nos démocraties avec l’avènement du syndicalisme. Les hydrocarbures, eux, beaucoup plus intenses,  fluides par essence permettent une concentration des décisions. Leurs exploitants accélèrent la mondialisation,  façonnent les régimes, alimentent la prospérité matérielle occidentale rançonnée par l’anémie de notre vie politique et l’autoritarisme moyen oriental, nappent le pic pétrolier d’un brouillard gnostique facilitant la maîtrise du prix du baril, étouffent leur responsabilité quant aux émissions de CO2 et entretiennent le mythe de la croissance sans limite ! la thèse est fortement documentée. Naomi Klein n’a pas le monopole de la dissidence en Amérique du Nord.

Matthieu Auzanneau : Or noir, la grande histoire du pétrole (la Découverte 2015)

Timothy Mitchell : Carbon Democracy (La Découverte 2013)

PAR LE BAS LA SORTIE (DE CRISE) !

Lecteur, quelles conclusions tires-tu des trois observations suivantes ?:

  1. En France 35 millions de montres neuves sont distribuées chaque année ;
  2. La production d’une tonne de nourritures terrestres implique la perte de quatre fois plus de terre ;
  3. il faudrait 500 ans, au rythme de production actuel, pour couvrir nos besoins d’électricité mondiaux à l’aide de panneaux solaires, en renouvelant le parc chaque ½ siècle.

age_low_tech_Philippe_BIHOUIX

L’auteur en retient qu’il est l’heure de garder les pieds sur terre pour y voir clair : on le sait désormais,  nous consommons trop et surexploitons nos ressources finies. Ce que nous admettons moins fait le sel (régénérant) de cet ouvrage : les nouvelles technologies ne sauveront pas la croissance. La course à une énième révolution industrielle ne devrait pas nous faire renoncer à une double (intime et collective) révolution mentale. Et pourquoi le progrès serait-il forcément technique ?  Ingénieur éprouvé aux Hautes études, spécialiste des métaux, voilà pour la page du CV  de Philippe BIHOUIX. Il écrit ce livre à partir de sa marge et nous enjoint au renoncement joyeux* : rousseauiste du XXIè siècle, il suggère un contrat social bâti sur une radicale sobriété et des éducations manuelle et intellectuelle élevées au même rang. N’eut été la Fondation de l’écologie politique** dont l’auteur a reçu le premier prix du livre francophone l’automne dernier, cette lecture de première nécessité serait restée sous les radars.

*quoique teinté de malthusianisme.

**think tank dirigé par la philosophe Catherine Larrère.

DES CHIFFRES ET DES ETRES

mac_candless_datavizSi je suis informé(e), je suis investi(e)…d’un pouvoir ou d’un devoir d’agir. Les données « donnent ». A comprendre, à réfléchir, elles donnent aussi lieu à monétisation (big data) et de plus en plus, se donnent… à voir ! Antidote à l’infobésité ambiante, les statistiques savent se faire belles, profondes, intelligibles.  Le poids des mots, le choc des photos cèdent le pas à la beauté de l’info. Ses stylistes ? Des « data designers ». David McCandless, le plus contemporain et célèbre d’entre eux se définit à la fois comme journaliste et graphiste. Auteur du bien titré « information is beautiful » en 2009(1), il creuse cette ambition de nous rendre intelligents par la vue en publiant « knowledge is beautiful »(2). La production exponentielle de données et la démocratisation de la culture graphique confèrent une nécessité historique à cette discipline hybride, enfantée par Excel et In Design ! Science salutaire. Nouveau continent qui nous recueillera tous autant que nous sommes, naufragés de l’océan informationnel. Continent politique puisque partie émergée d’une pensée visible et plateforme donnant potentiellement à agir : allez voir (par exemple) « le pariteur » pour vous en convaincre(3). Dans un tout autre registre et en 4D, cent parisiens(4) se sont prêtés sur scène à un exercice de « dataviz » l’an dernier grâce au talent du collectif Rimini Protokoll : on savait faire parler les chiffres, on sait désormais les incarner ! Le spectacle est en ce moment à Amsterdam mais s’il vient dans votre ville soyez présent, à 100%.

 

(1) DATAVISION chez Robert Laffont (en français)

(2) paru en novembre 2014 en anglais seulement pour l’instant.

(3) http://appli-parite.nouvelles-ecritures.francetv.fr/

(4) parmi lesquels quelques JD ! Spectacle intitulé « 100% Paris ».